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Ali Chahrour à Avignon

SCÈNES

16/08/2025|Nadine Nassar

Au Festival d'Avignon 2025, Ali Chahrour a frappé fort. Avec When I Saw the Sea, il donne voix à trois femmes d’origine éthiopienne et de nationalité libanaise. Deux d’entre elles ont connu le travail domestique et ses violences, la troisième a suivi un autre parcours, mais toutes portent en elles les traces du système kafala.

Sur la scène nue de La FabricA, elles prennent enfin la parole, déposent leur récit et dansent leur résistance. À travers ce geste artistique à la fois documentaire et poétique, Ali Chahrour dresse un acte de mémoire, rendant hommage à celles que nous n’avons pas su entendre.


Je vous ai rencontré la première fois à la sortie du spectacle, après une standing ovation. Vous étiez visiblement ému. En quoi cette collaboration avec le Festival d'Avignon était-elle différente des trois précédentes ?

J'étais ému pour plusieurs raisons. Chaque collaboration avec le Festival d'Avignon est remarquable car l’art de la scène est célébrée : le public s’y presse, les spectacles affichent complets, et la presse s'en empare avec ferveur.

Notre pièce ouvrait le festival, portée devant un public étranger dans un contexte particulièrement fort. La représentation, empreinte d’émotion, avait été créée dans des conditions extrêmement difficiles, à un moment où monter un spectacle relevait de l’impossible. Chaque fois que je la vois, je ressens une forme de victoire, une réalisation d'avoir pu mener ce projet jusqu'à la scène. Ce sont de petits exploits personnels, fruits de combats individuels.

Créer en temps de guerre était un choix, un acte de résistance. Et je tenais à le faire ici, au Liban. Chaque répétition était interrompue, nous obligeant à changer de lieu. À Beyrouth, deux heures avant la première, la ville a été bombardée et nous ne savions pas si le public serait au rendez-vous. Pourtant, la salle était pleine les quatre soirs. Le public était enthousiaste mais éprouvé, puisque cela le ramenait à ses propres traumatismes et questionnements. Ce n’est pas mon rôle de montrer un aspect pittoresque du Liban ; ce qui m’intéresse, c’est ce qui est enfoui, ce qui révèle notre réalité, dont le système kafala est l’un des éléments.

Il y a eu un très beau moment dans ce spectacle à Beyrouth : nous avons décidé qu’il serait gratuit pour toutes les travailleuses migrantes, ce public habituellement délaissé par l’art. Nous avons donc tout traduit en Amharique (langue parlée en Éthiopie). Pour la première fois, on voyait les travailleuses et les “madames” qui emploient des migrantes sous le système kafala assises côte à côte. Le trois-quarts de de nos foyers ont une travailleuse maltraitée, sous le système kafala. En 2025, cela peut être considéré comme de l’esclavage moderne inhumain.

Beaucoup de ces femmes m'ont dit qu’elles vivent au Liban depuis 25 ans et que c'est la première fois qu’elles éprouvent un sentiment d’appartenance, qu’un projet est créé pour elles et avec elles.

Vous avez choisi trois femmes qui n’avaient jamais joué sur scène, comment leur avez-vous donné confiance en elles ?
Nous avons rencontré de nombreuses femmes entre septembre et octobre 2024, en pleine guerre. Toutes avaient vécu le système kafala, nous avons rassemblé leurs histoires. Je ne fais pas des castings, je ne prends pas de notes : j’écoute, je regarde, et je mémorise.

Nous avons recherché des histoires fortes et intéressantes, en tenant compte de l’aspect légal : nous travaillions avec des ONG et des avocats pour les protéger. Nous avons choisi trois femmes dont les papiers leur permettaient de voyager, d’obtenir un visa, et de monter sur scène.

Ces femmes, qui pour la première fois se tenaient sur scène, devant l’immense public de la FabricA, se sont avancées avec confiance et se sont exprimées en dansant, cela m’a personnellement bouleversé.
En réalité, elles ont puisé en elles-mêmes leur confiance, ce sont des militantes, elles portent une cause, et ce qu’elles partagent sur scène ne représente qu’une infime partie de ce qu’elles ont enduré et souffert, de la violence à laquelle elles ont été confrontées pour protéger leurs enfants, leurs familles, leurs corps, leurs identités et leur dignité.

Mon rôle en tant que chorégraphe et metteur en scène, c’est d’écouter, de choisir, et surtout de créer un espace confortable, de leur montrer que nous défendons la même cause, que leur histoire est aussi la nôtre. Ce qui se passe dans le monde est dû à la peur de l’autre, de l’étranger qui ne nous ressemble pas et que nous jugeons menaçant. Alors nous nous replions sur nous-même. Aux États-Unis, les étrangers sont expulsés. En Europe, au Liban, c’est la même peur sous d’autres formes et à d’autres degrés.

Lors de nos répétitions, il n’y a pas un “autre” sur scène, ni de background, ni de cultures différentes : certaines travailleuses migrantes, comme Rania, sont nées au Liban ; d’autres y sont depuis 25 ou 30 ans : elles maîtrisent la musique orientale et la langue arabe avec une aisance qui me dépasse, elles portent notre foyer, nettoient notre quotidien, élèvent nos enfants.

Ces femmes nous ont fait confiance, c’est pourquoi travailler avec elles était facile et organique. Elles sont sur scène parce qu’elles étaient victimes, mais elles ne le sont plus ; elles défendent à présent les droits d’autres femmes pour qu’elles n’aient pas les mêmes mauvaises expériences.
 
Les familles libanaises ont elles-mêmes, pour la plupart, des parents qui ont émigré ; les membres de ma famille travaillent en Allemagne, en Europe, et en France. Si mon frère été confronté à cette violence, ne mangeait pas à sa faim, qu’est-ce que je ressentirais ? Comment ces familles peuvent-elles se comporter ainsi et appliquer ce système injuste ?

La représentation a eu lieu à la FabricA, scène emblématique du Festival d’Avignon : est-ce un choix esthétique ? Comment cela a-t-il influencé la mise en scène ?

Ces histoires nécessitaient un espace neutre, modulable. La FabricA, c’est le rêve de tout artiste à Avignon : c’est une boîte boite noire modulable, l’une des plus grandes scènes d’Avignon, on peut y mettre l’installation qu’on veut. Je l’ai choisie parce que l’espace peut être transformé. Cet endroit a des capacités techniques remarquables – fumée, lumière, effets spéciaux  – il est fermé, donc nous sommes à l’abri des caprices du climat et des aléas extérieurs. Sa particularité est que, où que l’on s’asseye, on a une très bonne visibilité.

Mon travail ne demande pas de grands espaces, ni de décors spectaculaires ni de machinerie ; ce que nous faisons sur scène est très simple, mais la temporalité, l’intensité du mouvement, et la façon dont les corps portent leurs histoires sur scène fait la différence et construit l’émotion.

Vers la fin du spectacle, les lumières s’éteignent et on n’entend plus qu’un souffle, une respiration.

L’idée est de nous replonger dans la souffrance de ces femmes ; L’une d’entre elles, une travailleuse éthiopienne, a été enfermée chez ses employeurs, partis fuir la guerre. On a retrouvé ses notes vocales alertant ses amies que son immeuble risque d’être bombardé et qu’elle ne pouvait pas en sortir. La communication a été interrompue et son immeuble détruit. Ces histoires, inimaginables, ont inspiré chaque instant, chaque image, et chaque composition du spectacle. À ce jour, des corps subsistent sous les ruines, jamais retrouvés ni enterrés.
Tenei est l’une des performeuses dont on entendait la respiration à la fin. Elle travaille avec des hôpitaux et des ambassades, pour restituer ces corps à leurs familles et les enterrer dans leur pays. Je voulais que le public soit plongé dans l’obscurité et entende une respiration venant des ruines.

Ce spectacle évoque-t-il aussi les guerres qui ont eu lieu au Liban ?

Oui, le spectacle commence avec les messages vocaux reçus pendant les bombardements, alors que je travaillais sur ce spectacle. Ce qui se passait était dû à la terreur qu’exerce sur nous Israël : c’est un mécanisme de pouvoir. Israël nous opprime, et nous, Libanais, opprimons les plus faibles : les travailleuses migrantes sont les plus vulnérables de notre société car nous leur confisquons leur passeport.

Pendant la Covid, elles étaient abandonnées devant leur ambassade. Suite à l’explosion du port, il y a eu de nombreuses disparues et de corps non identifiés. Pendant la crise économique, elles étaient jetées à la rue pour éviter de payer leur salaire en dollars. Dans les pays du Golfe, c’est encore plus cruel : elles disparaissent sans laisser de trace, ce sont toujours elles qui souffrent le plus.

Le spectacle aurait pu se dérouler pendant la guerre de 2006 ou à n’importe quelle autre époque ; rien n’indique explicitement qu’il se déroule pendant la guerre de 2023-2024.

Avec tout ce qui se passe au Liban, pourquoi avoir choisi ce sujet ?

Pour moi, rien n’est plus important que la vie d’un être humain venu en quête d’un avenir meilleur et confronté au meurtre, au viol, à la violence, et à la famine. Zena n’avait droit qu’à six portions de fromage Picon (La Vache qui rit) par semaine, une seule part par jour : quelle monstruosité ! C’est un meurtre au ralenti.

Il n’y a pas de moment opportun pour en parler dans un Liban qui s’effondre sans cesse, mais ces voix doivent être entendues, non seulement par le biais des ONG, mais aussi par le travail artistique, par la scène, la musique, le corps, la lumière.

                                                                                      
L’une des spécificités de votre spectacle est qu’il n’est pas victimisant ?

La presse française et européenne a vivement réagi. C’est un spectacle dur, brutal, mais digne. Il est sombre mais sans complaisance : il ne montre pas des victimes, mais des militantes. C’est la magie de la scène. Les performeuses sont réconciliées avec leur passé et cherchent à transformer ce qu’elles ont vécu pour protéger d’autres femmes.

Zena me confie qu’elle rêve désormais de l’avenir de ses filles qu’elle a élevées seule et qui sont aujourd’hui à l’université. Notre grand défi était d’éviter que cela soit perçu comme un appel à la pitié ou que s’imposent des dynamiques genrées. Mais lorsque je considère cette histoire et cette cause comme les miennes, la scène devient un espace partagé.


Le titre When I Saw the Sea vient du fait que l’une d’elles voyait la mer pour la première fois. Comment la beauté peut-elle surgir du cœur de la catastrophe ? Comment créer quand, en temps de guerre, tout pousse à la survie ?

Moi, je ne sais ni me battre, ni porter des armes, ni tuer. Ce que je sais faire, c’est danser et mettre en scène. Ce sont mes instruments de résistance, qui me permettent de dire à ceux qui m’entourent : « Nous sommes là, et nous continuerons à faire vivre notre histoire. » Notre guerre est une guerre d’élimination d’un peuple entier, et nous refusons d’être effacés. Le rôle de la scène est de faire vivre cette histoire afin qu’elle ne soit pas oubliée, et qu’elle devienne une légende.

Notre principe de résistance, c’est la danse. Aujourd’hui, ce n’est plus un choix : soit je crée sur scène, soit je reste chez moi à me lamenter et à écouter les autres se lamenter. Je ne veux pas être une victime, et ceux qui travaillent avec moi non plus.

Quand, malgré les circonstances de meurtre et de mort, nous décidons de nous réunir à 400 ou 500 personnes pour vivre ensemble une expérience scénique partagée, c’est un acte essentiel et une forme de résistance collective.
Ce n’est ni mon rôle ni dans mes capacités de changer la société libanaise. Je ne crois pas qu’un artiste puisse, à lui seul, transformer une situation aussi complexe et difficile ; mais je crois à l’impact que la scène peut avoir sur la vie de chacun.

Pour moi, la scène m’a permis de continuer à vivre et à croire en ceux que j’aime. Ces trois femmes, ou celle du spectacle précédent Told by my Mother (Avignon 2022) dansant avec son fils avant son départ au combatont provoqué un bouleversement radical, un changement réel, et non pas seulement symbolique, dans la vie des gens. Chaque spectacle est une création collective.

Roger Assaf, le grand metteur en scène et acteur libanais, m’a confié avant la première du spectacle Iza Hawa (2023) qu’il y avait trouvé une réponse, que nous avions réussi à créer, dans la salle de répétition, une société restreinte onirique. Même si ce rêve ne se réalise pas, c’est déjà une immense satisfaction.



Comment choisissez-vous les rituels, les gestes, les traditions, les chants populaires de vos spectacles ? Et plus spécifiquement dans When I Saw the Sea, comment avez-vous fusionné les cultures libanaise et éthiopienne ?

Je ne pars jamais de la culture figée des individus et de leurs références, mais de ce qu’ils aiment : nous avons proposé aux musiciens des chansons en amharique que les performeuses aiment chanter, et nous avons suggéré des chansons en arabe qu’elles connaissent parce qu’elles font partie de leur répertoire. Cette collaboration a donc été très organique, s’inspirant de ce qu’elles aiment, et non pas nécessairement ce qui représente leur culture. Même moi Ali Chahrour, je ne représente pas le Liban, ni ma culture, ni le monde arabe, et la responsabilité qui m’incombe est déjà grande.

 

Les performeuses sont des hybrides libanaises et éthiopiennes. Chacun de nous est un hybride. Nous nous sommes basés sur les chansons que Tenei aimait chanter, ce que sa mère lui chantait, les chansons sur lesquelles Zena aime danser, celles que nous aimons et qui sont liées aux souvenirs du Sud Liban, qui est ma région, là où la résistance est une mémoire vivante, et où la terre est trempée de sang.

 

Vous choisissez donc le sujet, les comédiennes et ensuite vous expérimentez sur scène ?

Moi je fais des suggestions mais je n’impose jamais rien en tant que chorégraphe. Nous expérimentons certaines choses ; je découvre ce qu’elles aiment. En salle de répétition, j’ai une sorte de caméra interne dans ma tête qui capture leurs voix, leurs gestes, leurs façons de bouger, de monter, de descendre, de parler, et de marcher.

 

Tous mes sens sont en éveil, je remarque chaque détail, et la chorégraphie se construit sur leurs gestuelles, sur ce qu’elles font inconsciemment. Je stimule leur mémoire en leur proposant des images. Si je leur demande de s’imaginer comme un oiseau au sommet d’une montagne, c’est que je les ai vues à un moment donné les bras ouverts. Je redessine simplement ce qu’elles savent faire. En salle de répétition, ni moi, ni mon assistant ne leur disons ce qu’elles doivent faire ; tout se base sur la particularité du mouvement de chacun, tout est spontané.

 

Est-ce qu’il y a une trace écrite de ce qui se passe sur scène ? 

Le texte s’écrit au fur et à mesure, se fixe au fil du travail et évolue constamment, puisque nous travaillons avec des amateurs, mais une fois qu’il prend forme et structure, sa durée est fixée. Cette pièce dure exactement une heure et dix minutes.



 Lors de la représentation à Avignon, certaines scènes ont provoqué un silence dense, presque physique, dans le public. Avez-vous été surpris par l’accueil réservé à une telle œuvre ?

Dans mon processus créatif, je m’adresse principalement au public libanais qui connaît le contexte et le vit. Les premières représentations se font toutes au Liban, malgré les difficultés financières, techniques, et temporelles qui surviennent. C’est un combat et je me dis à chaque fois que c’est le dernier. Je n’ai pas de message spécifique pour le public occidental car mon spectacle s’adresse à l’être humain, partout dans le monde, dont nous faisons partie, à celles et ceux qui ont dû quitter leur pays, qui souffrent, qui résistent et qui rêvent d’un avenir meilleur.

 

L’Europe n’a pas été épargnée par la violence de son histoire coloniale, et c’est peut-être la raison pour laquelle le public a réagi si vivement. Le spectacle les interpelle aussi sur leur relation à l’étranger, aux frontières, et face à la montée préoccupante de l’extrême droite.

 

La décision de mettre à l’honneur la langue arabe cette année est une prise de position très claire. Le Festival d’Avignon a signé une déclaration de soutien à la Palestine tout comme les participants et les artistes. J’ai beaucoup apprécié ce geste, même s’il est naturel pour toute personne dotée d’un minimum d’humanité.

 

Je salue le courage de Tiago Rodrigues et de son équipe. Ils ont pris un risque, mais ce choix n’a pas à être justifié avec autant d’efforts. Il a été dit que la langue arabe était associée au meurtre, à la mort et qu’il fallait briser cette image, mais la langue arabe a été invitée au même titre que l’espagnol et l’anglais. Quoi qu’il en soit, j’apprécie que Tiago Rodrigues, directeur du plus grand festival de théâtre au monde, mette sa carrière en jeu pour rendre cela soit possible.

 

Je ne suis pas programmateur mais je suis conscient des difficultés rencontrées pour la sélection des spectacles. Le Festival prépare sa programmation deux ou trois ans à l’avance, tandis que les artistes arabes travaillent avec des délais plus courts. Chaque spectacle rendait hommage à la Palestine et au drapeau palestinien, c’est magnifique dans un festival d’une telle envergure, mais il est arrivé très tard, deux ans après le début des massacres.

 

J’aurais souhaité davantage de spectacles en langue arabe, quelque chose de plus profond que des rencontres et des concerts en arabe. Le mien comportait du texte mais on ne peut pas le qualifier de dramaturgie « arabe ».  Pour autant, les artistes ne sont pas obligés d’évoquer la situation politique. Se rassembler autour de la langue arabe restait un acte symbolique, très beau.

 

Certains spectacles seront reportés à l’année prochaine. Le théâtre arabe aurait mérité plus d’audace, en donnant leur chance à de nouveaux metteurs en scène ou à des noms moins connus. L’art a le droit d’expérimenter. J’ai moi-même le luxe d’oser sans chercher à plaire à tout le monde. J’ai un grand respect pour ceux qui prennent des risques, même si le résultat peut surprendre ou dérouter.

 

Crédit Photo: When I Saw the Sea, Ali Chahrour,2025 @ Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon.

 

 

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