ArticlesEvénements
Aujourd'huiCette semaineCe weekend

Pour ne rien manquer de l'actualité culturelle, abonnez-vous à notre newsletter

Retour

Partager sur

single_article

Chekri et Halil Ganem : Entre Oubli et Mémoire

19/05/2025|Pr. Michel Edmond Ghanem

On dit que les grands hommes meurent deux fois : une fois à leur mort biologique et la deuxième sous l’épée de l’oubli. Le temps et l'oubli font que de nombreux noms disparaissent, leurs contributions s'effacent, comme emportées par le souffle d’un vent insensible. Mais certains, comme les frères Chekri et Halil (Khalil) Ganem, ont inscrit leur nom dans les annales de l’histoire du Liban moderne, à la croisée des luttes politiques et des éclats littéraires. Leur parcours, bien que marqué par l'exil, la résistance et une intense activité intellectuelle, demeure méconnu et ignoré dans le paysage mémoriel du Liban. Leurs parcours, semblables à un sentier solitaire dans cette Vieille Montagne, dont ils sont originaires, sont aujourd’hui recouverts de poussière et d’indifférence. Et pourtant, leurs vies sont les témoins vivants d’une époque et d’un idéal qui ne doivent pas être oubliés. Un pays qui ne regarde pas son histoire, toute son histoire, en face, ne pourra jamais construire l’avenir.A gauche Chekri Ganem (BnF, bibliothèque nationale de France) et Khalil Ganem (archives Michel E. Ghanem)


Chekri Ganem : Entre fulgurance littéraire et action politique

Chekri Ganem (1861-1929), poète et écrivain d’exception, est indéniablement le père fondateur de la littérature libanaise d’expression française. Né à Beyrouth dans une famille originaire de Lehfed, il étudie au Collège Saint Joseph d’Antoura et quitte le Liban en 1882. De l’Égypte, à la Suisse, puis à Tunis sous protectorat français, il s’imprègne des vents porteurs d’idées nouvelles et commence à manifester dès le collège une plume qi sort du lot. En France, il se lie d’amitié avec les grands intellectuels de son temps, tout en poursuivant son œuvre littéraire qui sera marquée par une indomptable soif de justice et de liberté. Antar, son chef-d’œuvre théâtral, fut joué à l’Odéon en 1910, un triomphe. Mais Chekri ne se contenta pas d’être seulement un homme de lettres. Il milite activement pendant la première guerre mondiale pour l’émancipation de son pays natal de la domination ottomane et prononce en 1919 à la Conférence de la Paix à Paris une allocution au nom du Comité Central Syrien qu’il préside où il revendique l’unité de la Syrie géographique, du Liban et de la Palestine sous l’égide de la France mais laissant une grande place à l’autonomie libanaise. Cette revendication ne verra jamais le jour. Il se rallie alors à la cause de l’indépendance libanaise et œuvre pour la réintégration de Beyrouth, Tripoli et la Békaa dans l’Etat du Grand-Liban. En 1921 il se retire de la vie publique dans sa villa d’Antibes qu’il a nommé « La Libanaise », où il meurt le 2 mai 1929.


Halil Ganem : L’Intellectuel engagé, le visionnaire

Halil (Khalil) Ganem, l’aîné des deux frères, naquit en 1846 à Beyrouth. Il fut l’homme des paradoxes, à la fois homme de lettres, diplomate et réformateur. Diplômé, comme son frère, du collège Saint-Joseph d’Antoura, il occupe plusieurs fonctions clés dans l’administration ottomane et contribue à la rédaction de la première constitution ottomane de 1876. Homme d’une éloquence rare, élu député de Beyrouth au « Meclis-i Mebusan », le premier parlement ottoman, en 1877, il s’imposa très vite à Istanbul par son éloquence et l'habileté de ses prises de parole comme un des leaders de l’opposition au Sultan Abddulhamid II. Après la suspension de la constitution par le sultan, il quitte l’Empire Ottoman, persécuté pour ses idées. Arrivé à Paris, il devint un intellectuel respecté, ami des grands esprits et acteurs politiques européens, et œuvra pour la réforme de l’Empire Ottoman. Membre fondateur du mouvement des Jeunes-Turcs, il s'est trouvé au centre des événements historiques et des débats intellectuels et politiques entre Istanbul et Paris à la fin du XIXème siècle.  En plus de ses écrits réguliers dans les journaux français de renom (le journal des débats, le Figaro, etc.), il a à son compte de nombreux essais historiques et socio-économiques parmi lesquels Les Sultans Ottomans et un recueil de poèmes intitulé Le Christ. Son décès prématuré en 1903 laissa un vide dans le mouvement des Jeunes-Turcs, et le vent des révolutions ultérieures, notamment la révolution jeune-turque de 1908, aurait-il pris une autre direction si Halil avait été là pour y jouer un rôle ? L’Histoire ne nous le dira jamais.


Rues Chekri et Khalil Ganem à Beyrouth (Michel E. Ghanem)


Un Héritage méconnu

Malgré l’importance capitale de leur contribution à la culture et à la politique libanaises, à la gènèse même du Liban moderne, l’histoire des frères Ganem est ignorée. Leurs noms sont absents des manuels d’histoire, et leurs écrits sont relégués dans les tiroirs de l’oubli. L’œuvre littéraire de Chekri Ganem n’est même pas enseignée. Le Liban moderne, qui a vu naître l’engagement politique de Chekri et Halil, semble ne pas savoir honorer ceux qui l’ont façonné. Seules deux rues à Beyrouth, et l’école militaire (caserne Chekri Ganem) continuent de porter leurs noms.



Tombe de Halil Ganem à Montparnasse (Michel E. Ghanem)


Tombe de Chekri Ganem aux Batignolles (Michel E. Ghanem)


Les tombes abandonnées : une mémoire négligée

Leurs tombes à Paris, témoins muets de leur passage sur cette terre, sont livrées à l’abandon. Halil repose au cimetière de Montparnasse, Chekri aux Batignolles. Chaque fois que je me rends à Paris, je me fais un devoir, un devoir presque solitaire, de fleurir les tombes de mes arrière-grands-oncles. Ces gestes sont pour moi une forme de résistance contre l’oubli qui tente d’effacer leur mémoire. Les autorités françaises de la ville de Paris, pourtant bienveillantes, m’ont refusé le droit de prendre soin de ces tombes, m’imposant des démarches complexes pour prouver mes droits de succession. Si aucune intervention n’est faite, ces sépultures risquent de disparaître dans l’indifférence générale. Nous devons agir.


Un appel à la sauvegarde de notre mémoire collective

Je me tourne aujourd’hui vers les autorités libanaises, vers le ministre de la Culture, M. Ghassan Salamé, et le ministre des Affaires étrangères, M. Youssef Rajji. Je ne demande pas d’aide matérielle, mais une intervention politique forte et immédiate pour empêcher la dégradation de ces lieux de mémoire. Les frères Ganem ont consacré leur vie à la cause du Liban, et il est inadmissible que leur mémoire se perde dans les méandres de l’oubli. Il est impératif d’agir, de former un comité sous l’égide de l’Ambassade du Liban à Paris, de la délégation du Liban à l’UNESCO, pour sauvegarder ces tombes et ce patrimoine. Ce n’est pas simplement une question de pierres et de noms, c’est une question d’identité, de dignité et de reconnaissance pour ceux qui ont jeté les bases du Liban que nous connaissons aujourd’hui.


Le silence des pierres n’est que le reflet de notre indifférence collective. Comment pouvons-nous prétendre honorer ceux qui ont sacrifié leur vie pour notre liberté, lorsque nous laissons leurs sépultures se décomposer dans l’indifférence ? Ces hommes ne sont pas seulement des figures du passé : ils sont l’essence même de ce que nous sommes, de ce que nous avons été, et de ce que nous pourrions être. Ne les laissons pas s’effacer.

 





thumbnail-0
thumbnail-1
thumbnail-2
thumbnail-3
thumbnail-0

ARTICLES SIMILAIRES

Depuis 1994, l’Agenda Culturel est la source d’information culturelle au Liban.

© 2025 Agenda Culturel. Tous droits réservés.

Conçu et développé parN IDEA

robert matta logo