Dans un repli silencieux de La FabricA, quatre interprètes – trois danseuses et une musicienne – font apparaître, dans la retenue du geste, une mémoire collective. Sur une composition de la violoniste Aisha Orazbayeva, elles déploient une partition chorégraphique transmise par Selma et Sofiane Ouissi. À leurs côtés, un écran monumental projette les images de soixante femmes potières filmées à Sejnane, dans le nord-ouest de la Tunisie. Le jeu d’échelle est saisissant : l’écran, panoramique, montre des mains infiniment petites, répétant à l’infini des gestes quotidiens – aller chercher l’eau, concasser la terre, la pétrir, la polir. Un vertige d’archives vivantes.
Tout commence à Paris. Un jour, Selma Ouissi découvre, dans la vitrine d’une galerie d’art, une statuette anthropomorphe de la région de Sejnane, vendue à un prix exorbitant. Le contraste entre cette marchandisation de l’objet et la pauvreté extrême des artisanes la bouleverse. Elle décide, avec son frère Sofiane, de partir à la rencontre de ces femmes et de leur savoir. À Sejnane, ils découvrent un héritage ancestral, anthropologique, transmis de mère en fille : la fabrication de poupées d’argile appelées Laaroussa, la mariée. De cette immersion naît un projet politique et artistique, la fabrique d’espaces populaires Laaroussa, laboratoire vivant où la création devient outil de dignité.
Les Ouissi, chorégraphes et danseurs, ne conçoivent pas leur art sans lien avec le réel. En filmant les gestes, en les étudiant, ils créent une partition chorégraphique originale. Elle s’appelait Laaroussa Duetto, duo présenté en 2013. Aujourd’hui, elle est transmise à quatre interprètes contemporaines. Cette transmission devient un acte de résistance, une manière de préserver un langage corporel menacé.
À travers cette structure musicale, les chorégraphes expriment la densité du savoir incorporé, ses respirations, ses tensions. La Fabrica accueille une expérience sensorielle, politique, poétique. Les gestes dansés, les images, la musique, la mémoire dialoguent dans un espace commun entre les potières et les interprètes. Une femme chante, des mains façonnent, un corps transmet. Ce tissage donne lieu à une forme rare, profondément incarnée, sans recours au didactisme, où le spectateur est convié à ressentir plutôt qu’à comprendre.
Pourquoi danser cela ? Pourquoi transmettre ces gestes ? Parce qu’ils disent l’essentiel : ce que le corps sait, ce qu’il porte, ce qu’il résiste. Sur scène, la physicalité, la puissance et la maîtrise des quatre femmes sont impressionnantes. Elles deviennent passeuses. Ce n’est plus seulement une pièce, c’est une utopie en actes. Un monde dans lequel les gestes de femmes invisibles deviennent langage, dignité, art.
En les voyant, une question s’impose : Que faisons-nous de ces gestes qui, depuis des siècles, pétrissent la terre pour façonner la vie ?
En tournée:
Festival Dream City (Tunis, 16-19 Octobre 2025), Charleroi Danse - La Raffinerie (Bruxelles, 28 Janvier 2026), Charleroi Dance - Grand Studio des Écuries (Charleroi, 30 Janvier 2026)
Photos: Laaroussa Quartet, Selma & Sofiane Ouissi, 2025 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon