Avec le temps, notre mémoire devient défaillante, et nos souvenirs s’estompent. On nous dit souvent que c’est à cause des vaccins du Covid. Peu importe la raison, l’oubli nous envahit de toutes parts.
Mais certains souvenirs résistent, et réussissent à traverser les malicieux marécages de l’oubli.
Ils se dressent comme des rochers dans notre mémoire.
Notre mémoire ressemble à une malle ouverte fixée sur le dos d’une bagnole qui roule sur l’autoroute, et dont les objets s’envolent l’un après l’autre à travers le parcours.
Le parcours est notre vie. Les objets trop lourds pour s’envoler, restent dans la malle, et deviennent de nous une partie intégrante.
Ce sont les souvenirs qui nous ont laissé des marques indélébiles. Leur essence demeure, mais leurs détails deviennent vagues et s’effritent pour devenir des poussières de mémoire, impossibles à reconstituer.
Un des lieux marquants de mon enfance, était une maison à Aley, dans laquelle nous passions nos étés.
C’était durant les années 60.
Ma mère à l’époque, possédait un porte-clés dont les clés portaient de petits étuis en couleur, habillant la partie de la clé que l’on tient entre les doigts.
Chaque clé portait une couleur.
La clé orange était celle de la maison de Beyrouth.
La clé bleue, était la clé de la mer. Celle du chalet du Saint-Simon, une petite masure en béton sur le sable où l'on allait se déshabiller pour passer la journée sur le sable chaud et dans la mer.
La troisième clé était la clé jaune.
Clé du soleil et de l’été.
C’était la clé de la maison de Aley.
À cette époque les Beyrouthins ‘estivaient’.
Ils fermaient leur maison de Beyrouth durant les 3 mois de l’été, pour aller habiter dans une maison de montagne. Une ancienne tradition qui, malheureusement a disparu, car la vie d’aujourd’hui est devenue plus laide et plus compliquée.
Dans ce récit je veux parler de la maison de la clé jaune.
La maison de Aley.
Pour moi, natif de 58, c’était la période où j’avais entre 4 et 12 ans.
Je me rappelle d’une villa en pierre.
D’une pierre blanche dure et bouchardée.
D’un portail en fer forgé qui nous introduisait dans un jardin avant d’arriver à la maison.
Je me souviens d’une allée bordée de roses et de gueules-de-loup, un nom bizarre de fleur que j’ai appris dans ce jardin.
Les fleurs du jardin étaient ordonnées et bien entretenues par un jardinier du village.
Je me souviens d’une grande véranda en face du jardin, avec son haut plafond, meublée de chaises tressées aux cordes scoubidou, confortables à s'asseoir, et un fauteuil balançoire de 3 places, dans lequel on se balançait en poussant légèrement du pied durant la conversation.
Le fauteuil balançoire portait la marque Sleep Comfort, et son modèle était répandu dans la plupart des maisons d’été de l’époque.
Les fenêtres étaient en acier noir. Elles étaient protégées de l’extérieur par du fer forgé au dessin moderne.
Je me rappelle qu’à l’arrière-jardin, il y avait des balançoires et un ‘seesaw’, planche basculante aux extrémités de laquelle on s’asseyait pour jouer à monter et descendre en utilisant nos poids.
Une clôture en pierre et en acier noir entourait la propriété.
Dehors, la ruelle était toujours déserte.
Nous enfourchions nos bicyclettes pour aller pédaler jusqu’à la ‘maison de l’émir’. La maison de l’émir, c’était une villa moderne et mystérieuse.
Mystérieuse, car elle était toujours fermée. On n’y voyait jamais personne. On savait seulement qu’elle appartenait à un qatari de la famille Al Darwiche. Et c’est tout ce qu’on a su d’elle durant toutes ces étés de Aley.
Mais la maison de l’émir c’était aussi pour nous le bout du monde.
Car c’était la limite établie à laquelle étions autorisés à pédaler. Arrivés à son niveau, nous devions strictement rebrousser chemin et pédaler vers la maison.
Sur les flancs de cette ruelle déserte et désaffectée, il y avait des champs de chardon pentus, dont les épines nous égratignaient les jambes lorsque nous courions après les petits papillons mauves qui voltigeaient en groupes de deux.
Les grands papillons aux rainures noires et blanches, eux, nous faisaient peur, à cause de leur taille trop grande.
Récemment, je retournais de la Békaa à Beyrouth, et je soufflai à mon chauffeur de ralentir en passant par Aley, pour rentrer dans la ‘ zaroubeh ‘ de mon enfance. La ruelle qui conduisait à notre 'maison de Aley'.
55 ans après l’avoir quittée ...
Depuis longtemps j'avais la fixation de rentrer dans cette ruelle pour vérifier si cette maison de mon enfance existait encore. Mais à chaque fois, le fait d’être pressé d'arriver à Beyrouth, m’empêchait de quitter le chemin pour faire la pause...
Rentré dans l’allée, j’ai le bonheur de la découvrir devant mes yeux; notre maison de Aley, intacte, dans son jardin et sa pierre blanche, fidèle à son image gravée dans ma tête.
Je descends de voiture.
J’examine le décor, la rue, l’entourage.
Tout est encore là.
Quelques laideurs se sont greffées sur le quartier au fur des années, mais le rocher de ma mémoire était encore là, devant mes yeux... Un rêve redevenu réalité !
Plus loin, maison de l’émir était là aussi !!!
À l’apparence misérable et décevante, mais encore là ...
Abandonnée et déserte comme à son habitude.
Je cherchais les flancs de chardons.
Une grande partie d’eux a survécu.
Avec mon IPhone, je me déchaînai à photographier comme un forcené.
Tous les angles possibles, toutes les perspectives, les détails, la rue.
Et la maison de l’émir qui s’est révélée n’être qu’à une poignée de mètres de la maison. Et moi qui croyais qu'elle était au bout du monde ! ...
J’étais heureux d’avoir retrouvé mon paradis perdu, et devais absolument l’archiver pour pouvoir l’examiner plus tard.
Après 55 ans d’absence, je compris que le dessin du fer forgé venait de l’art déco, que les architectes de ce temps-là inséraient dans leurs projets.
Je compris que la maison de l’émir n'était une fugue du modernisme de l’époque, une tentative inspirée probablement de l’architecture du Corbusier.
Je réalisai que la pierre blanche froide et dure de ma maison d’enfance était du ‘limestone’, pierre calcaire très dure provenant de la montagne libanaise.
Des explications que j’ai accumulées à travers mes années d'absence.
Ce détour du quotidien se révéla comme une émouvante promenade à travers les mystérieuses splendeurs du passé.
Les poussières de ma mémoire ce jour-là, s'étaient reconstituées...