Il existe un groupe de jeunes très dynamiques à l’Université américaine de Beyrouth dénommé l’AUB Classical Music Club, qui organise des concerts, diffuse la musique savante libanaise ainsi que bien sûr les œuvres du grand répertoire occidental et valorise les jeunes interprètes sur la scène musicale libanaise. Ce collectif aussi sympathique qu’efficace, dont les membres sont souvent eux-mêmes d’excellents interprètes et compositeurs, organisait mardi 12 août un récital à l’un de ses co-fondateurs, le jeune et talentueux pianiste Marc-Emile Boustany.
Diplômé en piano de l’Université Antonine, lauréat du Concours de Chatou en 2020 et élève du pianiste Patrick Fayad, lui-même artiste Steinway, sous l’égide duquel il vient de décrocher son diplôme au Conservatoire Georges Gerswhin en région parisienne, Marc-Emile Boustany a réussi le tour de force de mener de front vie musicale et vie professionnelle « conventionnelle », étant également diplômé de l’AUB et d’HEC en France.
Quant au programme de son récital il était certainement digne des plus grands, tant du point de vue de l’exigence artistique que technique. Si les conservatoires s’avisaient de créer une option « construction de programme », l’intelligence de celui de Boustany pourrait être donnée en exemple. Prélude et Fugue en Fa mineur du 2e cahier du Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach, Sonate n° 8 en Do mineur dite Pathétique de Ludwig van Beethoven, Scherzo n° 4 en mi majeur de Frédéric Chopin, Les Cloches de Genève des Années de Pèlerinage de Franz Liszt, 3emouvement de la Symphonie n° 3 en Fa majeur de Johannes Brahms et Une Barque sur l’Océan extrait de Miroirs de Maurice Ravel. Tout sauf la facilité, on en conviendra. Et pourtant, par l’équilibre entre les pièces et le cheminement que leur succession dessine, le récital a obtenu la plus totale concentration de l’auditoire (malgré quelques fâcheuses et stridentes sonneries téléphoniques qui semblaient être d’une urgence vitale et absolue).
Sous les doigts de Boustany ce n’est pas seulement l’art du contrepoint de Bach qui se révèle à nous. Le Clavier bien tempéré se dévoile sous des jours fort différents : martial, tendre, espiègle, méditatif, enflammé, insouciant ou sage. Et au fur et à mesure, l’interprétation gagne en hardiesse. Avec Beethoven il va droit au but avec une clarté, une élégance et un puissant sens des contrastes. Et tant pis pour les amateurs d’effets faciles et de pathos hors sujet, la Sonate n° 8 demeure fermement arrimée au classicisme. Aucune surcharge expressive dans l’Adagio cantabile, juste un frisson poétique qui souligne le tact de l’interprète. Le Rondo, quant à lui explose et ce respect du texte n’est là que pour mieux souligner tout ce que, au soir du XVIIIe siècle, la musique de Beethoven pressent. Le romantisme justement. Celui de Chopin, plein de grâce et de nostalgie, dont l’interprétation oscille entre noblesse et expansivité.
Dans la deuxième partie, il est clair, avec Liszt, que l’interprète a parfaitement saisi l’enjeu. Sa solide technique ne se disperse jamais et fuit toute ostentation. Par un jeu d’une grande clarté, il fait merveille également dans le texte foisonnant de Brahms.
Et pour clôturer vient Ravel. Soudain, un chat traverse la scène. Est-ce un hasard, un rendez-vous ou un clin d’œil du compositeur ? Car l’on sait que ce dernier était un grand amateur de chats, qu’il vécut avec plusieurs de ces bêtes, notamment des Siamois, dans sa maison appelée "le Belvédère". Et surtout qu’il aimait à les regarder en composant ! Cette barque sur l’océan est d’une telle fluidité, d’une souplesse si admirable, qu’elle démontre une grande appropriation pianistique de Boustany qui « embarque » son public totalement conquis, lequel réclame impérieusement un bis. Ce sera l’Etude n° 1 de Félix Mendelssohn.
Merci, Marc-Emile Boustany, pour ce moment de finesse, dans un monde de brutes.