Le spectacle s'ouvre sur un clair-obscur qui laisse déjà entrevoir la géographie émotionnelle de la pièce : en arrière-plan, des écrans diffusent les images d'un sommet politique à Bagdad. La bande sonore, composée par Georges Khabbaz et arrangée par Lucas Sakr, confère au prologue une tonalité suspendue, presque documentaire. La scène elle-même est scindée en deux : un décor symétrique, un miroir imparfait, comme une allusion directe à la Ligne verte.
Un fauteuil improvisé occupe le centre, flanqué de deux autres de chaque côté, tous posés sur des parpaings et arrachés aux carcasses de voitures. L’espace scénique est délimité latéralement par deux écrans qui affichent des chaînes montrant les affiliations politiques des deux combattants. Cette disposition installe dès l’abord un double espace dramaturgique : une zone de jeu frontale et un espace arrière où les archives visuelles dialoguent constamment avec l'action.
L'entrée des personnages établit d'emblée une tension paradoxale qui traversera la pièce. Adel Karam arrive, un fusil à la main, une radio à l'autre, George Khabbaz le suit, lui aussi armé, mais tenant une petite cafetière (rakweh), objet presque incongru dans cet environnement militaire. Les deux combattants, sur des positions ennemies, vont partager une même tasse, la seule disponible, pour boire leur café. Cette ligne de tir est aussi devenue une ligne de vie commune. Le temps, ici, a transformé les ennemis en frères de tranchées.
Les premières lignes sont acerbes, moqueuses, teintées d'une ironie qui masque à peine une profonde complicité. On se traite de traîtres, on se défie par de petites plaisanteries vestimentaires, ou on se livre à des compétitions absurdes : c’est à qui citera le plus de noms de villages ou d’artistes de sa communauté. Ce mécanisme de joute verbale agit comme un pare-feu : il empêche les émotions trop fortes de surgir trop vite.
George Khabbaz récite Al Moutanabbi à une bien-aimée invisible ; Adel Karam chante et enregistre sa voix pour l’envoyer à la sienne. La guerre se dissout par moments dans des récits amoureux presque burlesques, comme une scène rejouée en boîte de nuit où l’un d’eux interprétera la fille, jusqu’à arriver à un point de non retour.
Derrière les sarcasmes, surgissent les dénominateurs communs: la nostalgie maternelle, la jeunesse dévalorisée, l’urgence viscérale de revenir en héros et de couvrir d’or sa famille.
George Khabbaz décrit les adieux déchirants de sa mère quand il partit en guerre. Soudain, la scène s'assombrit. Leurs voix s'entremêlent pour parler de leurs mères, des absents. En toile de fond, des photos de Beyrouth déchirée qui se déploient sur le grand écran central et sur les deux panneaux latéraux.
L’écran qui projetait la réalité de la guerre se transforme ensuite en une zone de projection imaginaire. C’est là que surgissent les séquences oniriques : soudain, le fond s’illumine d’un rouge cabaret, et les deux snipers se rêvent danseurs de Broadway. L’illusion, bien que légère et joyeuse, est percée par les images omniprésentes de la guerre, comme un rappel que même l’imaginaire est contaminé par le souvenir du conflit.
La ligne centrale devient un axe chorégraphique, un point de bascule constant. Les mouvements sont précisément mesurés : franchir ou non cette ligne devient un geste chargé de sens.
Le spectacle joue sur une double temporalité. La première est cyclique, des journées au front rythmées par les mêmes gestes (boire un café, fumer, observer, attendre). La seconde est linéaire : à mesure que le dialogue s’approfondit, le récit s’achemine inexorablement vers la désillusion.
Le temps scénique se contractera brutalement et les écrans projetteront les décennies libanaises à une vitesse accélérée : fin de la guerre, reconstruction, assassinats, crises économiques.
Dans l’une des séquences finales Adel Karam affirme « nous sommes tous victimes de la guerre, même les combattants », relevant l’absurdité de se battre pour une cause qui, avec le recul, s’avèrera n’être qu’un échappatoire.
Dans Khyel Sahra, la ligne de tir deviendra ainsi ligne de partage, puis ligne d’effacement. Ce n’est plus seulement la guerre qui est représentée, mais ce qu’il en reste, longtemps après.
Le jeu précis des deux acteurs et la mise en scène, visuellement puissante et symbolique, portent le spectacle à l’excellence. L’humour, irrésistible, se savoure jusqu’au bout, sans rien laisser échapper.