Avec Séances Spéciales, l’artiste franco-libanaise Sandra Ghosn signe une œuvre rare, profondément personnelle, mais qui parle à chacun. Ni récit autobiographique classique, ni bande dessinée, ni carnet thérapeutique à proprement parler, ce livre dessiné est tout cela à la fois, et bien plus. Il s’agit d’un objet à mi-chemin entre le geste artistique, la démarche introspective et la tentative de réappropriation d’un langage intime, construit sur les ruines de l’effondrement.
Tout commence par un choc : l’explosion du port de Beyrouth en 2020 agit comme un déclencheur dans le parcours de Sandra Ghosn. Déjà marquée par une histoire traversée de conflits, elle ressent l’urgence de transformer l’expérience en matière artistique. Formée à l’ALBA, puis installée à Paris après 2006, elle affine son langage : encre de Chine, dessin direct, écriture poétique. Ces outils deviennent le socle de Séances Spéciales, un projet né dans le cadre d’une thérapie, puis d’une résidence à la Villa Bloch à Poitiers.
Le livre, entre mots et images, explore les mouvements intérieurs plus qu’il ne raconte. Une œuvre pensée comme un espace sensible, où le trait, la parole et la mémoire s’entrelacent.
Cassandra : fracture, miroir, métamorphose
Au cœur du projet, un personnage surgit : Cassandra. Un double de l’artiste, mais aussi une figure mythologique. Cassandra, c’est bien sûr Cassandre, la prophétesse de malheur à qui personne ne veut croire. Celle qu’on accuse d’exagérer, d’être folle, parce qu’elle dérange l’ordre établi. Mais dans Séances Spéciales, Cassandra est aussi une question : « Qu’a Sandra ? ». Une manière de plonger en soi à travers une figure tierce, de créer un espace de parole autrement impossible.
Cassandra devient peu à peu une complice tragique. Elle incarne la femme qu’on n’écoute pas, l’artiste qu’on réduit à un témoignage, l’exilée qu’on folklorise. Elle devient aussi sœur d’Ida Bauer, alias Dora, célèbre patiente de Freud dont le cas a été interprété à travers le prisme du regard masculin. En convoquant ces figures, Sandra Ghosn fait plus que raconter un parcours individuel : elle critique un système. Un monde capitaliste et patriarcal qui déforme les désirs, impose des récits, fabrique de l’oubli.
À travers Cassandra, l’artiste explore une forme de résistance. Elle interroge la manière dont les récits dominants s’impriment dans nos corps, affectent nos émotions, brouillent notre perception du réel. Elle offre une autre voix, à la fois vulnérable et pleine de clarté.
« Là où le récit dominant fragmente et anesthésie, j’essaie, par le dessin, par l’écriture, de retisser du lien, de la mémoire, de la présence. »
Un objet-livre comme espace thérapeutique
Séances Spéciales est un livre à manipuler autant qu’à lire. Il ne se parcourt pas de manière linéaire, mais par fragments, allers-retours, surprises visuelles. Composé de papiers variés, de calques, de dessins superposés et de textes fragmentés, il évoque la complexité du processus thérapeutique : les répétitions, les glissements, les prises de conscience progressives.
La première partie du livre reconstitue les séances elles-mêmes, leurs mots, leurs silences, leurs questions ouvertes. La seconde, pensée sous forme de leporello, fait place aux rêves : ces images venues de l’inconscient qui prolongent et transforment la parole. Ce déploiement à l’horizontale marque une libération. On passe d’un monde morcelé à un fil narratif plus fluide, plus ouvert. Comme si l’artiste intégrait peu à peu ce qu’elle avait exploré.
Le dessin joue ici un rôle essentiel. Sandra Ghosn parle du mot arabe “Rasm”, qui signifie à la fois “dessin” et étymologiquement “empreinte”. Pour elle, dessiner, c’est inscrire une mémoire, faire vibrer une émotion, prolonger une pensée par le geste. Là où les mots échouent ou tournent en rond, le trait prend le relais. Il donne forme à l’indicible.
Mais Sandra Ghosn laisse place à l’espace, en s’autorisant à effacer et à estomper les traits. « Peu à peu, le blanc du papier s’est métamorphosé. Il a cessé d’être un gouffre, une menace de chute continue, pour devenir un espace de soutien, un fond porteur sur lequel les éléments de ma réalité pouvaient coexister, respirer et se relier autrement. » dit-elle.
Entre mémoire collective et geste intime
Le Liban n’est jamais représenté de manière frontale dans le livre, mais il est partout en creux. Il traverse les dessins, les récits, les sensations. Séances Spéciales est un livre de mémoire, pas seulement personnelle, mais transgénérationnelle. Il s’interroge : que transmettent les guerres, les tensions et les luttes ? Comment ces tensions collectives s’inscrivent-elles dans les corps ?
C’est une œuvre politique, au sens large : elle parle de ce qui façonne nos subjectivités, de ce qu’on hérite malgré nous, et de ce qu’on peut transformer par la création. Elle refuse les cases, les explications toutes faites. Elle ouvre des brèches.
Une œuvre pour créer du lien
Au fond, ce que propose Sandra Ghosn avec Séances Spéciales, c’est un espace à partager. Un lieu où chacun peut retrouver une part de soi, entre colère, fragilité, désir de réparation. Le livre ne dit pas seulement : « voilà ce que j’ai traversé », mais plutôt : « et toi, est-ce que tu as déjà senti ça ? » Le tout magnifiquement incarné par des dessins d’une finesse saisissante.
Un livre profondément humain, à la fois précis dans sa forme et libre dans ses résonances.
Crédit Photo : Diane Scheidecker