Jusqu’au 7 juin, la galerie Art on 56th présente « Dialogue imprévu », la nouvelle exposition de Layla Dagher. Au fil des toiles, l’artiste nous entraîne dans son exploration artistique des textures, par lesquelles univers urbain et rural sont recomposés, permettant leur rencontre.
Déconstruire le paysage urbain
Souvenez-vous de la dernière fois que vous avez pris l’avion pour Beyrouth. Les mieux renseignés savent qu’en se plaçant du côté gauche de la carlingue, peu avant l'atterrissage, la trajectoire de l’appareil offre une vue imprenable sur la capitale. Beyrouth surgit, puissante, condensée, ramassée, figée dans son chaos enchevêtré de bâtisses en tout genre, où métal, verre, béton et tôle se mêlent sans distinction. La ville, pour quelques instants, se laisse observer. Immobile, elle est un tout, un objet complet, compact, unifié, dégageant une surprenante sérénité, un calme qui fait oublier pour un temps l’infatigable effervescence qu’on lui connaît.
Une vue splendide, mais difficile d'accès, aussi Layla Dagher vous propose une expérience similaire, déclinée le long de la galerie Art on 56th en une succession d’élaborations picturales hybrides. Car ce n’est plus seulement l’acrylique qui occupe les toiles de l’artiste, mais aussi du papier kraft, des morceaux de cartons ondulés, des lignes de fil à broder et un peu de toile de jute. Sur la toile les éléments se chevauchent, s'imbriquent les uns aux autres, déconstruisent et réinventent le paysage urbain. « J’ai interprété Beyrouth à ma manière, ce n’est pas réel. J’ai comme référence des photos mais je les déconstruis pour les réassembler de la manière dont moi j’imagine cette ville. » Beyrouth irréelle s’estompe dans une mosaïque de matières et de formes géométriques brouillées, dans lesquelles s’affirme l’essence urbaine, dense et complexe.
Manipuler les textures pour tendre vers l’abstraction
« Je voulais trouver une nouvelle technique pour faire évoluer mon style. » Il y a trois ans, Layla Dagher signait sa dernière exposition. À l’acrylique qui la composait, l’artiste a depuis ajouté le collage. Instinctivement. C’était trop bête de ne pas donner une seconde vie à ces sacs de papier kraft qui jonchaient son atelier. Ça été le premier élément. Sa couleur ocre et terreuse draine une chaude ambiance méditerranéenne, tissant le thème de ce Beyrouth en déconstruction entre les doigts de Layla Dagher. Des doigts qui déchirent, découpent et peignent à l’envie, au plaisir, bouts de papiers et morceaux de cartons, disposés pêle-mêle sur la toile, charriant des formes urbaines brodées de fils et de toile de jute. « Je crée mon ambiance à moi, la technique est spontanée, instinctive, les formes viennent d’elles-mêmes. »
Layla Dagher manipule les textures, dans une exploration progressive du territoire urbain, évoluant du figuratif à l’abstraction. Figuratif d’abord, celui des quartiers populaires : le kraft pour leurs baraques de béton jauni, la broderie pour leurs étendoirs et leurs toiles de fils électriques, le carton ondulé pour leurs toits de tôle. Ici, l’urbanisme n’étourdit pas, il apaise, comme anesthésié par la chaleur des couleurs qui le teignent, disposées dans un souci d’harmonie et d’unité : du jaune, du rouge, de l’orange. Au fur et à mesure des tableaux, ces couleurs se font plus envahissantes, abolissant les contrastes, biffant les détails pour glisser dans l’abstrait d’un agrégat de structures complexes. Ici la broderie devient symbolique, elle lie les formes les unes aux autres, allégorie d’un espace urbain interconnecté.
Faire dialoguer les mondes dans la matière
Mais alors que l’on s’aventure, au fil des murs de la galerie, dans les rues brouillées du Beyrouth de Layla Dagher, soudain la ville s’arrête et laisse place à la campagne. Des paysages de plaines, mosaïques de champs entre cours d’eaux et forêts, ont remplacé baraques, béton et fils à linge. Mais sous l’herbe, le collage. La même fusion de matières, la même technique qui élaborait l’urbanité confectionne maintenant la ruralité. Surprise dans son travail par les bombardements sur Beyrouth, l’artiste s’est réfugiée à la campagne, et saisit les nouveaux paysages qui s’offrent à elle pour poursuivre le perfectionnement de sa technique composite. Ce « dialogue imprévu », c’est celui de « deux mondes opposés, entre la ville condensée, structurée et le paysage ouvert et fluide » abonde Layla Dagher. Deux mondes étrangers l’un à l’autre, qui se rencontrent dans leur structuration, leur composition et leur texture. Et dans un glissement similaire vers l’abstraction, leurs oppositions s’estompent, et ville et campagne se fondent dans une similarité visuelle, consacrant l’unité de mondes structurés et tous deux façonnés par l’homme.